lundi 5 octobre 2015

Barnabé Cabard, barbier de la rue chanoinesse ou le véritable Sweeney Todd

 (Gare aux âmes sensibles!)



L’anthropophagie est un des tabous les plus puissants dans notre société occidentale, ce qui explique le succès morbide des histoires tournant autour du cannibalisme involontaire.

Vous avez déjà sans doute entendu cette légende urbaine: un voyageur entre dans une taverne ou un resto-route, selon l'époque, commande le plat du jour et trouve dans son ragoût ou sa soupe une dent humaine, un ongle, voire un doigt ou une oreille, prouvant que la viande n'est pas animale. Quant à savoir d'où vient le corps, eh bien...Il y  a sans doute un lien avec l'affaire de l'auberge Peyrebeille contée dans les deux films L'auberge rouge (1951 et 2007).




Dans cette auberge ardéchoise de 1830, les époux Martin et leur domestique Jean Rochette furent accusés du meurtre d'un client, Mr Enjolras, au corps retrouvé dans une forêt.


A  leur procès , il se trouva quantité de témoins pour raconter qu'au moins cinquante personnes avaient disparu, que les Martin les tuaient pour les détrousser puis servaient les corps aux clients, qu'on avait vu des mains dans les marmites de la cuisine, que du sang tachait les murs...Pures allégations, et au final ils ne furent condamnés que pour le meurtre d'Enjolras, même si on ne put jamais définir s'il n'était pas mort naturellement, et que les Martin s'étaient simplement débarrassés du cadavre. Les films raconteront l'hypothèse "clientèle assassinée en grand nombre", plus spectaculaire.

Et d'ailleurs ils n'avaient peut-être pas tort: au début  du XIXE me siècle on attribuera la fortune insolente d' aubergistes de Celle sur Loire a des voyageurs detrousses et disparus ...En 1858, lors des travaux du chemin de fer, on trouvera réellement derrière l'auberge des squelettes dont celui d'un remouleur, enterré avec sa pierre . Dans le cas présent,  il y avait prescription .

Mais, me direz-vous: si ces histoires sont des légendes urbaines la plupart du temps alors où est le problème? Eh bien... Elles ne sont pas sans fondement.

Pour commencer, Sweeney Todd, qui pour vous n'est probablement qu'un film.




En fait il est adapté d'une pièce de Broadway qui avait ajouté les sous-intrigues de vengeance, de juge et de fille de Sweeney.








Mais à l'origine, la pièce adaptait une légende urbaine plus simple, dont le triste héros n'agissait que par cupidité. A Londres au XIXème siècle, tout le monde connaissait le roman de  James Malcom Rymer de 1846 où le barbier Todd tue des clients qui finissent dans les tourtes de sa voisine boulangère Mrs Lovett. Il s'inspirait d'une légende urbaine persistante, qui n'avait rien d'invraisemblable dans un pays qui avait connu les assassins  Burke et Hare, (qui revendaient leurs victimes pour dissection aux facultés de médecine) et connaîtra ensuite Jack l'Eventreur.

Burke et Hare, après leur pendaison, seront à leur tour disséqués et leurs restes exposés au musée. Vous avez dit ironie?

Reste qu'on ne trouva jamais personne du nom de Sweeney Todd dans la rue (Fleet street) où se serait déroulée cette histoire, et que les minutes de procès de Londres ne contiennent rien à ce propos. Bien sûr, vous direz-vous, cette histoire est par trop abracadabrante pour avoir existé. Et bien...Si. C'est juste qu'elle n'est pas arrivée quand et où on le croit.

Plus précisément, c'était à Paris, en 1387! L'île de la cité était à l'époque proche du quartier dit latin, parce qu' on y parlait que cette langue durant les cours universitaires. Eh oui,  la Sorbonne, la rue des écoles, tout ça : Paris était un grand centre universitaire. Les étudiants venaient de Paris, la province, et même de l'étranger pour bénéficier de la qualité de l'enseignement.



Mais hélas, en ce temps là,  Paris c'était aussi un vrai coupe-gorge à la nuit tombée, étant avant l'époque de l'éclairage public et  à celle de la cour des miracles. Les mauvais garçons d'alors vous coupaient volontiers la gorge pour vous détrousser à l' aise  avant de jeter les corps à la Seine.


Les étudiants constituaient des proies intéressantes en raison de leurs économies conséquentes, destinées à assurer leur subsistance sur une année ou plus. (pas de mastercard alors!)  Pour autant, ils ne tentèrent pas que les truands de passage.



 Dans l'île de la cité, se trouvait la rue des Marmousets, dite aujourd'hui la rue  Chanoinesse. Des chanoines qui logeaient souvent les étudiants, sauf que la rue n'avait alors pas leur nom, mais celui de petites statuettes de marbre appelées marmousets, qui ornaient les lieux. En 1384 vous y auriez trouvé , aux numéros 18 et 20, deux commerçants voisins: un barbier et un boulanger-pâtissier, (et non une boulangère) ce qui était alors équivalent à un traiteur.



 Leurs noms diffèrent selon les supports mais Joseph Fouché en 1800 appelait le barbier le sire Cassard. Il transposa aussi cette histoire à son époque (et dans la rue de la Harpe), une grande tentation. Sous le nom d' "Affaire Cabard et Miquelon", on rapporta aussi ces faits comme ayant eu lieu entre 1410 et 1414 rue du mont Saint-Hilaire (aujourd'hui rue de Lanneau). Les noms complets des criminels auraient alors été Barnabé Cabard et Pierre Miquelon.

Un autre romancier, Jules Beaujoint, raconte cette histoire en 1888 dans L'auberge des trois rois (nom qu'aurait porté la boutique de Miquelon) dans le recueil Les auberges sanglantes puisqu'on y trouvait, tiens donc, également un rapport de l'histoire de l'auberge de Peyrebeille. Selon Beaujoint, il aurait existé un troisième complice, une vieille femme kidnappant en prime des enfants abandonnés, mais heureusement ce détail semble propre à l'imagination de cet auteur.



 On ignore la motivation initiale des deux amis, sans doute la cupidité pure et simple, car la viande de qualité coûtait alors fort cher. Les  commerçants eurent l'idée de faire communiquer leurs caves. Puis le barbier attendait un client non habitué, typiquement un étudiant étranger ou de province, ou un pèlerin. Le malheureux avait la gorge tranchée une fois assis sur le fauteuil du barbier. Celui-ci faisait les poches du cadavre, puis basculait ce dernier par une trappe, où le boulanger le récupérait.



 Il faisait disparaître le corps en le hachant menu puis en farcissant des pâtés en croûte et des friands. De façon soignée: oublier bêtement un bout de doigt ou d'oreille accusateur, relève effectivement de la légende urbaine...





Les humains étaient alors mieux nourris que les animaux, et leur viande était plus tendre. Les pâtés eurent beaucoup de succès, on raconte que même le roi Charles VII le Fol en fut friand. Et les autorités, me diriez vous? Et bien elles étaient rarement prévenues, et bien tard, car les nouvelles circulaient lentement et les familles qui habitaient loin réagissaient longtemps après aux disparitions. Celles-ci furent spontanément attribuées aux brigands détrousseurs.





Ce business aurait pu continuer encore fort longtemps, (143 victimes jusqu'alors, paraît-il) sans un étudiant venu se faire raser en 1387. Il fut parfois rapporté qu'il venait de province, mais la version la plus répandue fait de lui un citoyen du saint empire romain germanique; son nom auquel cas aurait été Alaric (ou Gunthar). Cet étudiant allemand se présenta donc chez le barbier Cabard et n'en ressortit évidemment pas. A moins, selon certaines sources, que le jeune homme ne soit parvenu à frapper l'artisan et à fuir,  mais hélas, il semble que cette version était celle qui était racontée aux âmes sensibles comme les enfants. Il est plus probable que le malheureux finit sur la pierre à équarrir du boulanger-pâtissier Miquelon. Mais cette fois le voisinage n'eut pas le temps de manger des pâtés au Alaric: ce dernier avait un grand chien lévrier qui le suivait partout, et qui en raison de normes d'hygiène toujours en vigueur d’ailleurs, n'eut pas le droit d'entrer dans le commerce.



Il attendit sagement son maître dehors, mais celui-ci n'était pas sorti à la nuit tombée. La pauvre bête se mit à hurler et aboyer désespérément sans qu'on puisse la faire partir, attirant l'attention des voisins (deux moines, paraît-il , qui poussèrent dans le magasin et jetèrent un œil dans la cave), qui prévinrent la maréchaussée. Ils organisèrent une perquisition et firent la macabre découverte chez les deux boutiquiers. Ceux-ci seront condamnés au bûcher, leurs boutiques brûlées et rasées. Il sera interdit d'y construire pendant bien longtemps.




Toutefois, aujourd'hui l'emplacement serait soit sous l'hôtel-dieu soit dans un parking de policiers motorisés. La preuve? On y montre encore "la pierre du boucher" qui était le lieu d'équarrissage.





Photo personnelle! ^^


Bien sûr, les spécialistes ont établi que ladite pierre était un vestige des remparts de Lutèce. Mais, les restes archéologiques étaient utilisés à des fins utilitaires comme celle-ci, avant l'invention du patrimoine. En d'autres termes: ce bout de rempart était  sans doute une pierre de boucher.

Vous doutez probablement de la véracité de tout ceci, et de fait, les minutes du procès se sont perdues dans l'incendie de l'hôtel de ville de Paris par les communards en 1871. Et même sans cela ces mertriers avaient sans doute subi le damnatio memoriae,  acte qui consistait  brûler les pièces du procès et jusqu'à l'état civil des pires criminels, pour effacer leur souvenir de la mémoire des hommes. Cela explique sûrement les imprécisions de date et de nom de rue.



Toutefois sachez que ce récit n'a rien d'invraisemblable, car les parisiens avaient déjà dû recourir au cannibalisme lors de la disette de  1031, avant, et après lors des sièges de Paris en 1593 ou 1870. Bien sûr, cela concernait avant tout les cadavres déterrés des cimetières...Même plus près de nous, en 1846, les survivants de la tragique expédition Donner aux États-Unis s’en tirèrent en mangeant les cadavres de leurs compagnons morts de froid. Idem en 1972 dans la cordillère des Andes; les survivants d'un crash d'avion durent manger les morts. Mais de là à tuer la "matière première" en temps de paix, il n'y a qu'un pas. Pas plus tard qu'entre 1918 et 1924, le tueur en série Fritz Haarmann, dit "Le boucher de Hanovre", était  aussi réputé faire disparaître ses victimes en revendant les corps au marché noir (florissant dans l'Allemagne appauvrie par le traité de Versaille), les faisant passer pour de la viande de porc.



L' histoire  de la rue des Marmousets est fort éloignée de nous dans le temps, mais son impact se mesure encore aujourd'hui, car elle est souvent racontée sous la forme d'une légende urbaine modernisée: les américains d'aujourd'hui connaissent celle du touriste compatriote qui achète des tacos au coin d'une rue mexicaine et découvre que la boutique itinérante sert à faire disparaître des cadavres victimes de règlements de comptes entre dealers.



Le livre Ils l'ont fait! , collection de faits divers insolites et hilarants rapportés dans l'hebdomadaire Marianne, cite le vendeur de tamales (petits sandwiches à la viande) de Morelia au Mexique, dans l'arrière-boutique duquel la police trouva en avril 2004 un corps démembré. Les auteurs, influencés probablement par nos criminels de la rue Chanoinesse implantés dans l'inconscient collectif, rapportent dans le livre le "goût particulier" des tamales. 



Sauf qu'après examen le vendeur n'a pas usé de ce moyen pour se débarrasser du corps de la victime: sa marchandise analysée ne contenait en fait pas de viande humaine. Reste que ce fait divers entretient peut-être le mythe précédent, ou celui touchant à la chaîne Taco Bell.




Qui userait de corps humains comme "ingrédient secret", bien sûr.  Accuser les chaînes de fast-food actuelles est très commun en raison de la peur de la malbouffe (et  des végétariens qui y trouvent de quoi convaincre des adeptes!) . Telle la légende qui veut que Mac Donald's fasse des burgers à base de vers de terre alors que cela coûterait en réalité plus cher que les faire avec du bœuf ou du poulet.


"Faire disparaître un cadavre en le faisant manger  à des créatures qui ne se doutent de rien" est aussi devenu une ficelle scénaristique  commune dans les films à crime; et pas seulement L'Auberge Rouge. Dans Beignets de tomates vertes, le corps de Franck, époux abusif, est servi au shérif qui le recherche. Dans Delicatessen, (1991) c'est la façon dont le boucher du coin se fournit. Dans  Fucking Fernand (1987), les deux héros, en pleine Occupation, tuent un nazi et font en sorte de servir ses restes à ses collègues.  Leur embarras est grand quand on leur propose une assiette.  Dans Nightmare Cafeteria, (segment du cinquième épisode d' Halloween des Simpsons), les élèves turbulents de l'école primaire de  Springfield finissent dans l'assiette de leurs camarades.


Et bien sûr la fin anthologique du Père Noël est une ordure, avec le dépanneur tué accidentellement et distribué aux fauves du zoo! 



Depuis son époque, le vrai Sweeney Todd que fut le barbier parisien Cabard, a retrouvé un sorte de popularité (en plus d'une vaste descendance comme on vient de le voir)  car l'émission Métronome y a fait allusion dans son second numéro (à 4'20).



 Sans oublier le Manoir de Paris.


 Cette attraction est une maison hantée contenant divers tableaux vivants, certains à propos de légendes parisiennes comme celle de Quasimodo mais aussi des histoires  bien réelles comme Lætitia Thoureaux, dont l'assassinat dans le métro en 1937 resta inexpliqué, ou...l'histoire de ceux qu'on appellera pour toujours les barbier et boulanger sanglants.




Alors, encore faim?